Arnaud Hée - Images Documentaires
Antonio, Lindo Antonio
Dans son court métrage Teresa (2006), Ana Maria Gomes interrogeait les amours adolescentes de la jeune femme pleine de beauté donnant son titre au film. La parole au présent des hommes dessinait le portrait d’un objet de désir, Teresa et ces garçons étaient par ailleurs dévoilés dans des archives filmées au caméscope une dizaine d’années auparavant, au temps de l’adolescence, par la cinéaste. Teresa apparaît in fine, elle-même et au présent. Antonio, lindo Antonio se relie sans mal à ce précédent film : le passage du temps et le souvenir, le portrait d’une figure qui s’inscrit en creux (ici par son absence), la parole véhiculant le fantasme, ici non d’ordre amoureux mais familial, filial et territorial.
Amorcé par la parole sur écran noir, le film débute visuellement par des coordonnées géographiques : un paysage rural montagneux et austère qui semble flotter hors du temps. Bientôt apparaissent la silhouette et le superbe visage buriné par les ans d’une ancêtre qui paraît la déclinaison en chair et en os du lieu, avec un air d’avoir toujours été là. Mère d’Antonio et grand-mère de la réalisatrice, elle formule une aigreur vindicative envers le fils ingrat. Car c’est peu dire qu’Antonio a mis de la distance en traversant dans sa jeunesse l’Atlantique pour s’installer au Brésil, quittant ainsi son Portugal natal. Cette distance est aussi du temps : un demi-siècle qu’Antonio est parti. Film-portrait de l’absent, Antonio, lindo Antonio, est aussi un film-enquête passant par la présence et la parole de la communauté villageoise. Les cadres sont parfois posés, inscrivant les corps dans les paysages ou les clairs-obscurs de demeures intemporelles, ils s’avèrent en d’autres cas beaucoup plus désinstallés. En appelant la parole d’une simplicité joueuse – parfois sous la forme de la conversation, notamment avec cette fameuse grand-mère –, Ana Maria Gomes compose un chœur chantant sa rancœur envers Antonio. Plus que le portrait de quelqu’un, l’accumulation de paroles fabrique une figure quasi mythologique de la trahison : Antonio, ce musicien séducteur qui ne voulait pas se marier, a déserté la communauté pour se vautrer dans les délices d’une oisiveté tropicale, tandis que les locaux se sont échinés tout ce temps à extraire leur subsistance d’une terre infertile.
Depuis 50 ans, personne n’a bougé, n’a fait le moindre pas en direction de l’autre. La caméra va s’en charger. Le film se projette à Rio de Janeiro, d’abord au bord d’une piscine avec des présences et des mots qui suffisent à signifier le hiatus instauré par ce raccord brutalement dépaysant. Ana Maria Gomes poursuit ici l’enquête ; ses cadres se cherchent à coups de zooms hasardeux pour saisir des quidams maîtrisant parfaitement l’art de l’apparence et de l’auto-représentation. Mais elle trouve une parole : dans l’anonymat de la métropole, tout le monde ou presque a une idée de qui est Antonio. De figure de traître dans sa communauté, il devient à Rio de Janeiro une sorte de légende urbaine. Cette rumeur de la parole laisse ensuite place à un flottement passager, une sorte d’errance incertaine, qui élabore en fait un véritable suspense de l’apparition. Antonio n’est ni une figure, ni une légende, mais existe bel et bien. Ana Maria Gomes retarde sa véritable matérialisation à l’écran, il est d’abord une voix, ensuite une silhouette, puis un corps, avant que ne soit, enfin, dévoilé son visage. Après cette révélation du visage, une autre par la voix, qui fait souffler un inattendu vent de l’histoire ; cet exil fut la conséquence de son refus de servir pour le compte de l’armé de Salazar dans les guerres africaines qui ébranlèrent l’Empire colonial portugais à partir des années 1960. Ayant parcouru un océan et relié deux continents, le film organise finalement un nouveau raccord étonnant entre deux espaces et deux personnes. Antonio revient au village, mais d’abord dans le songe d’une mère mis en musique par son fils. L’ultime plan témoigne comme rarement de la capacité dramaturgique et émotionnelle d’un cadre cinématographique, qui comble les distances, et ré-unit les êtres.
Arnaud Hée
Pour Images documentaires (IDoc) n°84 – Animal – décembre 2015